On la croyait timide, et peut-être avait-on raison, mais aujourd’hui Anna Calvi revient sous un nouveau visage. Toujours sensuelle et mystérieuse mais surtout déterminée, elle prend les rênes de son art et de son être. Avec « Hunter », elle devient le chasseur, dans un monde ou la femme est plutôt la proie. Pour notre deuxième rencontre, 5 ans après « One Breath », elle nous dévoile les dessous de son nouvel album.
5 années se sont écoulés depuis que tu as sorti « One Breath », et contrairement à tes 2 premiers albums qui se sont suivis assez rapidement, il y a eu une longue attente pour celui-ci. Était-ce intentionnel, as-tu senti que tu avais besoin de plus de temps ou est-ce simplement que le temps passe vite ?
Anna Calvi : Oui, je voulais juste prendre plus de temps et écrire jusqu’à ce que je sois passionnée par mes compostions. Il y a déjà tellement de musique dans le monde, je ne veux en ajouter à cela que si j’ai vraiment quelque chose à dire qui ait un sens profond pour moi. J’ai donc écrit ces nouvelles chansons, mais aussi composé pour un opéra dirigé par Robert Wilson l’année dernière. Mais j’ai travaillé vraiment très dur sur ce disque pour en faire une représentation aussi honnête que possible de ce que je ressentais.
Cette fois, la sortie du disque a été précédée par une série d’images énigmatiques en rouge et en noir et d’un manifeste que tu as récemment publié. Tu n’as jamais exprimé le thème de la sexualité aussi directement dans le passé, c’était plus sous-entendu. Qu’est-ce qui t’a donné envie de le crier haut et fort aujourd’hui ?
Anna Calvi : Je voulais juste que ce disque soit plus direct vis-à-vis de mon propos et son sujet était très important pour moi. Aller au-delà d’une idée de genres est l’un des thèmes que je ressens avec passion. L’idée que la femme soit le chasseur alors que la société nous apprend toujours à la voir comme celle qui est chassée. L’idée d’une femme qui sort dans le monde et qui dévore ce qu’elle veut, qui prend du plaisir sans la moindre honte, était vraiment importante pour moi. J’écris d’une manière que j’aurais aimé avoir eue quand j’étais plus jeune, adolescente, afin de déterminer ma sexualité, si j’avais eu ce disque ça aurait pu m’aider. J’avais ça à l’esprit, me parler à moi plus jeune.
Penses-tu que la récente exposition dans les médias de tous les types d’abus dont souffrent les femmes au quotidien t’a donné la force de traiter ce sujet ?
Anna Calvi : En fait j’ai écrit ce disque avant que le phénomène #MeToo n’apparaisse, mais même avant cela il y avait ce sentiment dans l’air, les gens y pensaient déjà et quand tu es un artiste, c’est ton travail de refléter ce qui se passe. C’était donc une combinaison de cela et de mon propre voyage à me demander « que suis-je au fond de moi ? », ce que je ressens identifie-t-il ce qu’est une femme ? Quand je pense aux restrictions, la façon dont doit être et se comporter une femme, je ne sais pas si je veux être d’accord avec ces limites. Et de la même façon je trouve qu’il y a beaucoup de limitations imposées aux hommes. Si nous avions le droit d’être quelque part au milieu ce serait libérateur pour beaucoup de gens. Je ne pense pas que tellement de personnes ressentent l’envie d’être une seule chose si on leur donne le droit de choisir.
« L’idée que je chasse pour trouver quelque chose de mieux, c’était la pièce maîtresse qui m’a permis d’écrire le reste. »
En citant toujours ton manifeste, tu dis : « Je m’interroge sur la raison pour laquelle les femmes doivent se comporter davantage comme des hommes pour être entendues et remplir à la fois les rôles masculins au travail et féminins à la maison ». Est-ce le message de « As A Man » qui ouvre l’album ?
Anna Calvi : Oui, en partie. Avec « As A Man », je pense à l’homme qui aime sa mère et sa sœur mais qui objective les femmes d’une façon assez dégradante. Je m’imagine dans sa peau pour voir comment cela pourrait arriver. Je me rends alors compte que ce n’est finalement pas ça la réponse, c’est plutôt lui qui doit imaginer ce que c’est d’être une femme. Ce n’est pas mon boulot de l’éduquer. C’est de cela dont parle cette chanson.
Cette chanson, en ouverture de l’album, m’a frappé. Elle m’a fait réfléchir sur moi-même et sur mon comportement en général et envers les femmes, me demander si je suis une bonne personne, tolérante. Est-ce le genre de réaction que tu espères ?
Anna Calvi : Je suis contente qu’elle te fasse réfléchir, mais je n’espère pas une série de réactions en particulier. Ça dépend de toi, de ce que tu veux en prendre… Ou pas ! C’est hors de mon contrôle. Tout ce que je peux faire, c’est créer quelque chose qui génère la bonne réaction chez moi. Et je voulais faire une musique primale, viscérale, qui donne envie de s’échapper. Rêver de quelque chose de mieux, c’est un nouvel élément pour moi, cette idée d’utiliser la musique pour faire quelque chose de beau et de plus utopique que ce que j’ai.
Cette chanson a-t-elle défini la ligne de l’album, ou y-en-a-t-il une qui t’a mise dans la bonne direction ?
Anna Calvi : Je pense que c’était « Indies Or Paradise » parce que je trouve que cette chanson possède l’énergie viscérale que je voulais et j’aime cette idée de me voir ramper sur le sol, sale et en sueur, à sentir le goût de la saleté dans ma bouche, parce que je sens que c’est ce que les gens doivent faire – de façon métaphorique, pas littérale – dans leur vie. Et nous le faisons pour que le monde vive, avec l’espoir naïf que les choses vont s’améliorer. Et l’idée que je chasse pour trouver quelque chose de mieux, c’était la pièce maîtresse qui m’a permis d’écrire le reste.
« Prendre du plaisir, prendre ce que je veux, être heureuse avec fierté, vivre la sexualité que je veux »
Le thème de la sexualité – voire du sexisme – est abordé de façon directe. Est-ce difficile de trouver les mots pour aborder ces sujets ?
Anna Calvi : Je ne pense pas que ce soit vraiment à propos de sexisme, il s’agit d’explorer sa sexualité sans honte. Ça parle de plaisir. De la même façon tu peux parler de l’homophobie en disant combien c’est dur, ou bien tu peux le faire à travers ce qui définit le bonheur. C’est plus de ça dont il s’agit : prendre du plaisir, prendre ce que je veux, être heureuse avec fierté, vivre la sexualité que je veux, connaître le plaisir d’être quelque part entre homme et femme, toutes ces choses que je veux goûter, c’est de ça dont il s’agit.
L’approche intéressante de l’album est que tu ne parles pas nécessairement en tant que femme – ou homme – tu changes de peau, tu incarnes des personnages. Est-ce un peu le cas de « Alpha » ?
Anna Calvi : « Alpha » parle d’une femme, cette chanson parle de moi. Un alpha est une personne qui convainc tout le monde qu’elle est forte même si au fond elle est morte de peur et pas du tout sûre d’elle. Mais elle hypnotise les gens dans cette idée qu’elle est forte. Il y a toujours cette bravade et ce qui se cache derrière, cette idée d’une femme ou d’une personne qui a l’air si confiante et qui est pourtant si fragile me fascine, parce que je trouve qu’on croise très rarement des gens qui soient vraiment sûrs d’eux, il y a toujours une fissure et c’est ce que je recherchais.
J’ai vu à plusieurs reprises dans tes citations récentes le mot patriarcat, ou société patriarcale, il s’agit donc aussi d’une question d’éducation sociale et de comportement, au-delà du genre ?
Anna Calvi : Je pense qu’on peut le voir de cette façon, mais en ce qui me concerne je ne voulais pas écrire un disque engagé, c’est surtout une exploration très, très intime de ce que je ressens, de ce qu’est mon genre et de la façon dont je me sens en tant que femme lorsque je vais dehors, et de quelle façon je le vivrais si j’étais libre de toute honte. C’est le principe de la politique du personnalisme, dans un sens plus large, une affirmation de ce qui ne va pas dans la société dans laquelle nous vivons, pour que les femmes suivent cette lueur et « chassent » pour obtenir ce qu’elles veulent de la même façon que les hommes.
J’aime particulièrement le ton joyeux de « Don’t Beat The Girl Out Of My Boy », et le mordant de ses couplets, cette chanson incarne aussi une recherche de liberté.
Anna Calvi : Oui, elle parle du fait d’être libre tel que le ressens au fond de toi-même, sans être obligé de t’identifier à quelque chose juste parce que quelqu’un a dit que tu dois ressembler à x ou y et que ça définit le bonheur.
Et quelle est la signification de toutes les images avec des personnes en rouge et noire que tu avais dévoilées dans un premier temps sur tes réseaux sociaux ?
Anna Calvi : Quand j’ai commencé à réfléchi à l’artwork de l’album, j’ai créé un tableau d’images qui représentaient d’une façon ou d’une autre le contenu du disque. Il y a des photos de femmes qui utilisent leur corps comme une toile pour se le réapproprier, le libérer du regard masculin et en faire une déclaration politique. Il y en d’autres de gens ensemble qui expriment une sorte de plaisir sexuel. Et aussi une d’une femme qui se resserre la poitrine afin d’avoir l’air plus androgyne. Toutes ces images sont des éléments qui correspondent bien à ce disque.
Et la pochette de l’album sera dans cet esprit ?
Anna Calvi : La pochette va mettre l’accent sur cette image de moi en tant que chasseuse.
L’album a été produit par Nick Launay, je crois que c’est la première fois que tu travaillais avec lui, comment s’est passé l’enregistrement ?
Anna Calvi : Il a vraiment été super. Il fait vraiment ça pour de bonnes raisons, il a envie de faire de l’art. Nous voulions chacun repousser nos limites et voir jusqu’où nous pourrions aller en recréant le monde et en s’assurant que la musique exprime l’histoire de chaque chanson. C’est ma meilleure expérience avec un producteur, c’était vraiment bien.
« Je voulais qu’il ait un aspect primitif, comme une performance. »
Tu n’as pas enregistré dans la campagne française cette fois-ci, mais aux États-Unis (c’était au Studio Black Box pour « One Breath » en 2013, ndlr).
Anna Calvi : Non, pas cette fois-ci ! Ce fut d’abord au Nord de Londres, puis nous sommes partis aux États-Unis à Los Angeles pour le mixer.
Du point de vue sonore, cet album exhale une atmosphère live, est-ce la façon dont tu l’as enregistré, ou as-tu voulu lui donner un côté plus brut ?
Anna Calvi : Oui, c’était le plan. Je voulais qu’il ait un aspect primitif, comme une performance. Probablement plus que mon précédent disque. Je voulais que la guitare et la voix expriment ce sentiment de vouloir percer quelque chose, de frustration et de sauvagerie, « The Hunter ».
Et qui joue avec toi aujourd’hui, Molly est toujours là ?
Anna Calvi : Oui, Molly ainsi que batteur Alex. Marty des Bad Seeds joue de la basse et Adrian Utley de Portishead aux claviers.
En juin tu donnes trois concerts « intimes », les premiers depuis 3 ans, es-tu impatiente de retrouver la scène et de dévoiler tes nouvelles chansons au public ?
Anna Calvi : Je me sens surtout excitée, j’ai l’impression que ce disque va être vraiment fun à jouer sur scène, parce qu’il possède beaucoup de « moments », d’éruptions, d’instants sauvages, et c’est toujours la partie la plus plaisante à jouer live quand je me plonge dans ma guitare, que je me laisse perdre et que j’improvise. Il y a beaucoup de parties qui peuvent être improvisées et ça fait toujours du bien. Je ne me sens donc pas nerveuse, je suis impatiente car ça va être vraiment fun.
Et en juin encore tu joues à Paris l’album « Blackstar » en hommage à David Bowie dans la cathédrale de Saint Denis, ce projet te tient-il à cœur ?
Anna Calvi : Oui, en effet, parce que je suis une grande fan de David Bowie et j’aimais beaucoup « Blackstar », c’est vraiment un très bel album. Et c’est une idée intéressante de jouer le disque entier avec un orchestre, des musiciens et des arrangements incroyables. C’est vraiment super parce qu’il y a Soap&Skin que j’aime beaucoup et la chanteuse de Stereolab (Laetitia Sadier, ndlr), il y a beaucoup de monde.
Au départ tu l’as joué avec Amanda Palmer, comment est-ce arrivé ?
Anna Calvi : Oui, elle m’a simplement demandé si je voulais chanter dessus.
Elle venait de sortir un EP de « Blackstar » juste après le décès de David Bowie avec Jherek Bischoff …
Anna Calvi : Oui, c’est quelqu’un de formidable et c’est d’ailleurs lui qui dirige cette nouvelle performance de « Blackstar ».
Dans un message que tu avais posté l’année dernière sur Facebook, tu disais : « Tout ce que je peux faire, c’est porter ce que je crée comme un manteau pour me protéger, et plus je m’enfonce dedans mieux il me porte. » Au-delà de la musique, ton art est-il comme un bouclier pour toi, ton armure ?
Anna Calvi : Oui, il me permet d’être une version plus forte de moi-même. De cette façon il me protège, c’est simultanément c’est la chose plus dangereuse et la plus protectrice que je puisse faire, mais je ne pourrais pas exister sans lui, je deviendrais folle, j’ai une relation très puissante avec lui.
Propos recueillis à Paris le mercredi 23 mai 2018.
Un très grand merci à Anna Calvi, ainsi qu’à toute l’équipe de Domino Records France pour avoir rendue cette interview possible. Crédits photos : Maisie Cousins.
Pour plus d’infos :
Lire la chronique de « Hunter » (2018)
Chroniques :
One Breath (2013)
Anna Calvi (2011)
Lire l’interview d’Anna Calvi, le jeudi 29 août 2013
Festival Days Off – Cité de la Musique – Paris, lundi 7 juillet 2014 : galerie photos
Le Trianon, Paris – samedi 15 février 2014 : galerie photos
La Gaîté Lyrique, Paris, le 26 septembre 2013 : galerie photos
L’Olympia, Paris, lundi 7 novembre 2011 : galerie photos
Showcase Fnac Montparnasse, Paris, mercredi 15 juin 2011 : galerie photos
Le Trianon, Paris, vendredi 22 avril 2011 : compte-rendu / photos
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