Singer songwriter romantique et habité, c’est ainsi que l’on pourrait un peu trop vite cataloguer Isaac Gracie. Mais c’est surtout un artiste talentueux et entier, pour qui les événements se sont succédés d’une façon qu’il n’avait pas anticipée. Presque deux ans après avoir sorti ses premières démos et suscité une vive attente, il a dévoilé en avril son premier album éponyme où l’émotion est reine. L’œuvre intime d’un artiste qui a su vite apprendre et évoluer. Il nous a raconté tout ce parcours à l’occasion d’un entretien avant son concert au Café de la Danse à Paris.
Pour commencer cette interview, pourrais-tu me parler un peu de toi, d’où tu viens et de tes débuts dans la musique ?
Isaac Gracie : Je viens d’Ealing, à l’Ouest de Londres. J’ai dû commencer la musique vers l’âge de 7 ans quand j’ai commencé à chanter dans des chœurs, et j’ai continué jusqu’à 14 ans. Puis j’ai appris à jouer de la guitare moi-même, c’est à partir de là que j’ai commencé à écrire mes chansons.
J’ai lu que ta mère était psychothérapeute mais qu’elle avait aussi sorti un recueil de poésie. Son amour pour les mots t’a-t-il motivé à en faire de même, sous un aspect plus musical ?
Isaac Gracie : Oui, absolument. Elle m’a sans aucun douté inspiré, tout comme mes frères et sœurs, nous avons une famille très orientée vers la littérature, j’ai donc activement cherché à en faire de même. J’ai moi aussi étudié la littérature anglaise.
Cet entourage lettré a-t-il simplifié les choses, ou au contraire est-ce que le fait d’avoir une mère qui écrit a mis plus de pression sur tes épaules.
Isaac Gracie : La seconde option je suppose. Quand j’étais jeune ma mère et moi avions une relation assez tumultueuse, je pense avoir été un enfant assez difficile, donc la musique était une sorte d’échappatoire à travers lequel je pouvais parler de ça et d’autres choses. Je savais que ma maîtrise des mots était moins puissante que celle du reste de ma famille, mais à un moment donné je me suis rendu compte qu’ils n’écrivaient pas de chansons et c’est un exercice différent. Et ma mère m’a redonné confiance du fait que qu’avec les chansons tu n’étales pas nécessairement ta connaissance du dictionnaire, il s’agit plutôt de travailler main dans la main avec les émotions et un bon jeu de mots.
Il y a deux ans tu as sorti ta première démo de « Last Words », comment as-tu réagi face à l’enthousiasme provoqué par ce titre auprès du public ?
Isaac Gracie : C’était fou, ma vie a énormément changé, c’est presque impossible de l’expliquer avec des mots. J’ai arrêté tout ce que je faisais auparavant, et je m’apprêtais à faire des choses que je n’avais jamais faites avant. J’ai passé ces deux dernières années à apprendre, à m’adapter à vivre cette nouvelle expérience.
Et de quoi parle cette chanson, quelle est son histoire ?
Isaac Gracie : J’étais en train de traverser une séparation douloureuse suite à une relation assez longue et sérieuse. Une période difficile en somme, et ma vie à ce moment-là était assez destructrice, fatigante, mais aussi riche en termes d’inspiration. Par conséquent mes chansons sont nées de ce désespoir, de sombrer dans un trou et de ne pas en voir la sortie, de ne pas savoir quand la situation allait changer et quand viendrait la guérison. Le seul moyen d’en sortir c’était d’écrire, d’être créatif et d’y trouver un intérêt, un poids romantique. La douleur en était un, et c’est de là que viennent les chansons.
Après cette chanson on a beaucoup entendu parler de toi en bien, de belles chroniques, un contrat avec une maison de disques… Est-ce que ce changement soudain de l’anonymat à une relative célébrité t’a fait peur ?
Isaac Gracie : Oui, absolument. Je n’étais pas ce genre de personne, et je ne l’ai jamais été. J’y pensais l’autre jour, ça m’a pris deux ans et demi pour m’habituer à ce que l’on me prenne en photo ! Je ne me faisais jamais prendre en photo… jamais ! C’est tellement bizarre d’apprendre à savoir à quoi ressemble ton visage et te dire que c’est ok de ressembler à ce que tu es. C’est assez énorme en soi, c’est comme se rendre compte que tu es nul en musique mais que c’est pourtant ce que tu dois faire. Je sais que je ne suis pas nul, et à l’époque non plus probablement, mais je n’en étais pas sûr. Quand tu te compares à Radiohead, à Jeff Buckley ou à tes idoles, ta musique doit exister dans le même monde que ces gens-là. Même si on ne me compare pas nécessairement à eux je ne le ferai pas parce que je sais que je suis loin d’être aussi bon que Radiohead ou Jeff Buckey. C’est impossible de s’y habituer, et ma situation personnelle, la séparation, le départ de l’université, ont fait que je me suis retrouvé assez isolé, cette accumulation d’événements était le moyen pour prendre du recul sur moi-même. C’est intéressant, peut-être que si j’avais été une autre personne ou si j’avais désiré que ça m’arrive, j’aurais mieux réussi à gérer tout ça. Ç’aurait été l’accomplissement d’un rêve, mais c’est une chose à laquelle je n’ai jamais pensé, je n’ai jamais consacré la moindre pensée à devenir musicien dans ma vie… Jamais ! Ça ne veut pas dire que je ne suis pas heureux d’être ici aujourd’hui, même si ça n’a aucun sens de me retrouver à faire ça, j’imagine que c’est juste ce qui se passe quand quelque chose vient de nulle part de la sorte.
Donc à l’époque tu n’avais aucune attente en termes de carrière, t’es-tu senti entraîné par les événements ?
Isaac Gracie : Oui, je crois que rien de tout cela n’a boosté mon égo ou mon estime, ni validé d’aucune façons mes efforts. Je pense que ce voyage doit toujours être insatisfait, et je pense que la plupart des gens se sentent probablement ainsi. Rien de tout cela ne m’est monté à la tête, tout ce que ça m’a apporté c’est surtout un sentiment de confusion totale, l’incertitude de ce que le futur me réserve et des interrogations. Je me suis demandé si je parviendrai à être à la hauteur de ce que cet avenir implique.
Comme l’indique le titre de ton EP, tes premières chansons ont été composées dans ta chambre, as-tu gardé ce mode de fonctionnement avec le temps ?
Isaac Gracie : C’est majoritairement resté pareil. Même si j’écris des chansons dans d’autres endroits parfois, j’enregistre toutes mes démos dans ma chambre
Du coup ça t’a fait quoi d’enregistrer pour la première fois dans un vrai studio ?
Isaac Gracie : C’est fou, un changement énorme et il faut s’y habituer. Pour quelqu’un comme moi, tu entres en studio et tu y vois tout le potentiel illimité que ça représente et tu t’y noies. L’enregistrement des chansons est une étape difficile parce que tu peux le faire de mille façons différentes mais tu ne peux en retenir qu’une. Tu dois choisir ton chemin parmi tous ces détours et vivre avec, en être fier, c’est un combat. Quand tu fais des chansons dans ta chambre tu regardes le mur en pensant que personne ne les entendra jamais ça n’a pas besoin d’être parfait. C’est l’approche que j’aime toujours avoir avec la production et peut-être que j’y reviendrai un jour pour avoir quelque chose de plus naturel et libre.
Et tu as appris beaucoup de ta collaboration avec Markus Dravs ?
Isaac Gracie : Oui, c’était très formateur de passer du temps en studio, il m’a enseigné beaucoup de choses. Il est très exigeant mais il a un cœur d’or. C’était vraiment cool de partager cet espace avec lui et de faire ce bout de chemin ensemble.
J’ai eu le sentiment que la sortie de « The Death Of You & I » a marqué un virage dans ta jeune carrière, avec un son plus ample et plus électrique, c’est la direction dans laquelle tu souhaites t’engager à l’avenir ?
Isaac Gracie : Oui, absolument. J’ai produit cette chanson et quelques autres sur le disque et la façon dont je l’ai fait est certainement le chemin dans lequel je désire m’engager. Et la manière dont celle-ci a été écrite aussi. Cet album c’est un cycle de deux ans pendant lequel ont été écrits tous ces morceaux, ce qui comprend mon évolution entre tant que compositeur et que personne. J’ai hâte de m’atteler à la suite et de faire de nouvelles chansons.
La plupart de tes chansons sont des lettres d’amours, ou elles expriment tes peurs et tes inquiétudes, où puises-tu ton inspiration ?
Isaac Gracie : Beaucoup de choses différentes. L’amour et la douleur. L’idée que beaucoup de gens regardent le monde avec l’impression que tout leur est dû, en s’apitoyant sur leur sort aussi. Un grand nombre de mes compositions évoque tout ça. Mais aussi mes relations passées où j’ai eu la sensation de laisser tomber ma partenaire, tout ce qui t’amène à te sentir coupable, ou triste, ou que tu aurais pu faire mieux dans une relation. Une grande partie de mon écriture est née de ce désir de créer un ensemble ce discours qui ne parle pas seulement de mon point de vue mais aussi des leurs. En amour quand un couple se perd l’un et l’autre ne parviennent plus à se voir et c’est vraiment triste. Que ce soit avec ma mère ou dans d’autres situations, je pense que la musique est un pont qui me permet de leur montrer que je les voyais encore et que leurs voix avaient plus de valeur que la mienne.
« Terrified », le premier titre de l’album, est très puissant, il sonne autant comme une confession à ton public qu’à une chanson d’amour. Te sens-tu effectivement terrifié par ta nouvelle situation et ce qui t’attend ?
Isaac Gracie : Je l’ai été, et pendant assez longtemps. Il y a deux ans je me sentais exactement comme ça. Je pense que dernièrement, surtout depuis la sortie de l’album, je ressens un certain soulagement. J’essaie de mettre derrière moi le poids de la peur, de l’angoisse, du stress et le sentiment d’isolement et d’aller de l’avant. Donc je me sens plutôt bien de ce côté-là désormais.
On te compare beaucoup à des icônes de la musique telles que Leonard Cohen ou Jeff Buckley. Ces comparaisons te mettent-elles mal à l’aise ?
Isaac Gracie : Oui probablement un peu, mais en même temps c’est étrange parce que si elles n’existaient pas ça ne me rendrait ni meilleur ni moins bon. Entendre des gens mettre mon nom dans le même sac que celui d’artistes avec lesquels j’ai grandi et que j’admire c’est cool, mais en même temps ce n’est pas nécessaire et totalement hors de propos dans la mesure où c’est juste un outil par lequel la société s’identifie à quelque chose, met un nom près d’un autre pour s’en rapprocher, ce qui n’a rien à voir avec moi. Et je ne pense pas que quoi que ce soit que je fasse soit vraiment comparable; je ne le dis pas d’une façon arrogante. Je pense juste que je n’écris pas de la musique dans un genre ou une forme en particulier. J’adorerais être comparé à quelque chose et me dire « oh oui je pense que je suis en train de faire quelque chose comme ça de vraiment bien ! ». Mais je pense que c’est juste parce que je joue de la guitare électrique, que j’ai commencé seul et que je suis maintenant avec un groupe. On me compare à Jeff Buckley parce que j’ai écrit « Hollow Crown » et que cette chanson est minimaliste. Mais le monde marche ainsi ! On le fait pour tout mais c’est un outil qui n’est absolument pas nécessaire. En même temps je préfère qu’on dise ça plutôt que ma musique ressemble à Nickelback !
Y-a-t-il d’autres artistes qui t’ont effectivement influencé pendant ton éducation musicale ?
Isaac Gracie : Chanter avec une chorale m’a influencé, mais le reste pas vraiment, simplement parce que je ne pense pas avoir écrit quoi que ce soit de si marqué. Jeff Buckley a eu beaucoup d’impact sur moi, Bob Dylan et Leonard Cohen aussi, dans le sens où ils m’ont donné une vision romantique de la vie et de la créativité, ils m’ont incité à être plus créatif dans ma vie et dans mon art. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir écouté une chanson de Jeff Buckley et de m’être dit « Oh ! Je vais écrire quelque chose comme ça ! ». J’ai essayé d’écrire une fois un titre comme Bob Dylan, et je pense que ça se remarque. Il y a un morceau sur mon premier EP qui s’appelle « We’re So Very Lost » que j’ai écrit juste après avoir regardé le documentaire de Martin Scorsese sur Bob Dylan. Je l’ai écrit comme une chanson de lui, alors que tout le reste n’est jamais venu de ce genre d’inspiration.
Et qu’est-ce que ça te fait de dévoiler beaucoup de toi-même, particulièrement maintenant que ton album est sorti ?
Isaac Gracie : La seule difficulté vient du fait que la musique c’est du commerce et la popularité le nombre de ventes, la notoriété le nombre de followers. Changer quelque chose d’honnête en toi qui n’a pas besoin d’être ancré dans cette logique commerciale en quelque chose qui l’est. C’est assez douloureux. Mais j’aime jouer et chanter au gens des chansons qui ont un sens pour moi.
Après ces deux années, te sens-tu aujourd’hui plus à l’aise et confiant envers l’avenir ? As-tu des projets ?
Isaac Gracie : Oui, vraiment. Il y a la tournée à l’heure actuelle et les festivals. J’ai l’intention d’enregistrer mon nouvel album aussi tôt que possible, certainement avant la fin de l’année et le sortir l’année prochaine si possible, parce que les chansons sont prêtes, je n’arrête pas d’écrire. Et j’ai tellement appris avec ce premier album, je suis vraiment heureux d’avoir pu le faire et d’avoir un public. Au lieu d’aller vers quelque chose qui est au loin, je pars plutôt de ce point de départ maintenant. Et la façon de laquelle je suis arrivé dans cette industrie avec « Last Words », ce grand chamboulement dans ma vie. Avant je travaillais dans la perspective de ce moment-là, mais aujourd’hui dans celle du présent. Avant je n’étais pas préparé et chaque étape était effrayante et source de pression. Maintenant je me sens prêt et j’ai accompli un gros travail de fond mental et physique qui me laisse pense que je suis en mesure d’accomplir de très belles choses. C’est ça le but : créer de belles choses !
Concentre-toi sur ton art plutôt que l’industrie et tout ira bien !
Exactement ! Je le fais pour moi aussi. Pendant la création du premier album je me demandais pour qui je le faisais et où je me trouvais au milieu de ce processus. Maintenant je le sais et ça me rend très heureux.
Propos recueillis à Paris le mercredi 2 mai 2018.
Un grand merci à Isaac Gracie, ainsi qu’à Florian Leroy pour avoir rendue cette interview possible. Crédits photos : Bunny Kinney
Pour plus d’infos :
Lire la chronique de « Isaac Gracie » (2018)
Le Café de la Danse, Paris, mercredi 2 mai 2018 : galerie photos
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