Lucy Dacus est un nom que nous ne connaissions pas encore il y a quelques mois à peine. Elle-même ne savait pas qu’une belle carrière musicale allait démarrer pour elle, après que son premier album, enregistré en un jour originellement sorti chez le petit label EggHunt Records ne soit réédité par Matador Records. Récit d’une aventure où tout est arrivé très vite et qui semble bien partie pour durer.
Peux-tu me parler un peu de toi, d’où viens-tu, quand as-tu commencé à faire de la musique ?
Lucy Dacus : Je suis Lucy Dacus, je viens de Richmond, en Virginie, à peu près à deux heure au Sud de Washington DC. Je ne fais pas de la musique depuis si longtemps – et toute ma vie en même temps ! Je chantais déjà bébé parce que ma mère était pianiste donc il y a toujours eu de la musique à la maison. Mais je n’avais pas encore de groupe il y a à peine plus d’un an et demi, donc tout cela est encore assez nouveau pour moi.
Tes parents étaient musiciens ?
Lucy Dacus : Oui, ma mère est donc pianiste, elle enseigne à l’école primaire et mon père joue de la guitare.
Est-ce que cela a influencé ta décision de faire de la musique ?
Lucy Dacus : Non, ils ne m’ont pas influencée d’une manière ou d’une autre, quoi que je décide de faire. Ils m’ont encouragée à faire ce que je veux, tant que je suis heureuse et que je peux payer mes factures. Je n’avais jamais voulu être musicienne avant l’année dernière. J’ai essayé d’être photographe, réalisatrice. Quand j’étais très jeune je voulais être plongeuse en mer, ou travailler sur des chantiers, des choses que je ne serai probablement jamais !
Tu as fait des études de cinéma jusqu’à récemment, tu ne voulais pas poursuivre dans cette voie ?
Lucy Dacus : Ce n’est pas que je ne veux pas, c’est plutôt que je n’ai plus le temps maintenant. J’ai arrêté les études parce que c’est tellement cher aux Etats-Unis et ça ne me laissait pas le temps de trouver un travail. J’ai finalement trouvé un job de traitement de photos dans un laboratoire et j’avais vraiment l’intention de continuer à faire ça à plein temps, mais quand ma première chanson est sortie il m’a semblé que ça pouvait devenir ma vraie carrière. Bien sûr c’est le meilleur boulot du monde ! Je ne le voulais même pas au début parce que je ne pensais pas que c’était possible.
Ta carrière musicale a débuté d’une façon assez inhabituelle pour une musicienne, peux-tu me dire ce qui a déclenché la création de « No Burden » ?
Lucy Dacus : J’étais encore une artiste solo à Richmond et je ne ressentais pas encore le besoin d’enregistrer. C’est là que Jacob Blizzard, mon guitariste, qui étudiait alors la guitare à l’université d’Oberlin, a commencé un projet et m’a demandé si j’avais assez de chansons pour faire un disque. Je lui ai dit « oui, sans problème ! ». Puis nous avons rencontré notre ami Collin Pastore à Nashville, là nous avons enregistré l’album avec lui en un jour, puis le mixage a duré environ deux mois. Mais tous les enregistrements ont été faits en une vingtaine d’heures à peu près. Nous avions juste l’intention de mettre ça en vente en ligne sur Bandcamp, mais les choses se sont mieux présentées que nous l’avions imaginé. Nous avons alors décidé de lui donner plus d’importance et avons commencé à contacter des labels. C’est ainsi que les choses ont commencé avec EggHunt Records. Nous avons joué un concert en première partie de l’un de leurs groupes, Manatree, et le patron du label, Adam Henceroth, m’a donné sa carte et nous avons commencé à négocier.
Au moment de l’enregistrement aviez-vous des attentes particulières ou était-ce plus pour le fun ?
Lucy Dacus : Non, nous n’avions pas d’attentes particulières, nous voulions surtout nous faire plaisir. La seule véritable attente était de faire quelque chose que nous aimions et sur laquelle nous étions d’accord, parce que Collin, Jacob et moi-même avons des goûts différents. Il s’agissait donc de trouver le bon compromis en terme d’instrumentation. C’était une période d’apprentissage donc nous n’avions pas d’attentes, surtout par rapport à là où nous nous trouvons aujourd’hui. Ça m’aurait choqué à l’époque de savoir que je serais aujourd’hui à Paris en tournée pour jouer cet album, je n’avais vraiment pas ça en tête.
Avant l’enregistrement tu as composé l’album seule ou était-ce déjà un travail de groupe ?
Lucy Dacus : J’ai écrit toutes les chansons et mes parties de guitare, puis pendant les trois ou quatre jours qui ont précédé l’enregistrement nous avons composé ensemble les parties de basse, de batterie, et la seconde guitare.
Donc vous n’aviez pas tellement répété ?
Lucy Dacus : Non, et nous n’avions jamais joué en concert devant un public.
Comment êtes-vous arrivés à ce son, est-il venu naturellement ?
Lucy Dacus : Oui, je pense que « naturellement » c’est la seule réponse que je puisse donner, puisqu’il n’y avait pas d’attentes, il n’y avait pas non plus d’intention à ce niveau-là. Nous avons chacun nos goûts, c’est donc une combinaison de ce que nous écoutons, de la musique avec laquelle nous avons grandi, de ce que nous étions capables de faire.
Ton premier single, « I Don’t Wanna Be Funny Anymore », a été diffusé en avant-première sur The Fader. Ce moment a-t-il été le véritable point de départ ‘ta grande aventure musicale’ ?
Lucy Dacus : Oui, c’est sans aucun doute le moment où tout a changé, en novembre dernier, il y a à peine un an. Après la sortie du single, Stereogum l’a également relayé et j’ai commencé à recevoir des e-mails de labels, de manageurs, de tourneurs, de publicitaires, de gens de l’industrie de la musique, et je n’avais aucune idée de la façon dont je devais gérer tout cela. Je suis contente que ça ait marché de la sorte parce que la réaction générale a vraiment été incroyable.
Beaucoup de labels t’ont contactée et tu as choisi Matador Records ?
Lucy Dacus : Oui, je crois que Matador était le label le plus honnête et celui qui avait le meilleur potentiel. Nous avons parlé avec de plus petits labels vraiment très sympas mais aux moyens limités et d’autres bien plus gros, très capables, avec plus d’argent, mais qui voulaient plus contrôler ce que nous faisions et ne me respectaient pas vraiment en tant qu’artiste. Ils voulaient plutôt modeler notre musique pour en faire quelque chose qui selon eux serait populaire. Donc Matador nous a dit « Voilà nos bureaux. Nous avons des albums qui marchent très bien, d’autres moins. Les deux cas de figure peuvent vous arriver ». Je les ai trouvés très réfléchis, et tu peux le voir rien qu’avec les groupes qui ont signé chez eux. Yo La Tengo doit être depuis 20 ans chez Matador, Cat Power aussi. Ce soit des artistes qui ont eu de très longues carrières, et je crois que c’est parce que Matador est capable de soutenir ce type de projets.
Parlons de l’album, « No Burden », y-a-t-il une histoire derrière ce nom ?
Lucy Dacus : Oui, en dernière année de lycée j’ai pris des cours de cinéma parce que c’était ce que je voulais faire à l’époque et nous devions faire un film à présenter en fin d’année. Il y avait pas mal de pression parce que c’était le plus gros projet sur lequel j’avais travaillé jusque-là. Et je me suis donc demandée « que dois-je faire ? Si j’avais une chose à dire aux gens qu’est-ce que ce serait? ». Donc j’ai écrit en préparation beaucoup de choses que j’avais envie de faire passer auprès des gens, sur lesquelles ils seraient d’accord avec moi, et parmi tout cela il y avait une phrase : « You are no burden », que j‘avais vraiment envie de dire, pour qu’ils sachent qu’ils ne sont pas un poids, parce que les gens qui voient leurs opinions et leurs idées ainsi ne vivent pas des vies très accomplies. En arrêtant de penser ainsi, je pense qu’il y aurait plus de gens heureux dans le monde.
Justement, dans tes paroles, beaucoup de chansons sont un reflet des gens, des relations, d’où tu viens et du monde qui t’entoure, l’écriture prend une forme cathartique pour toi ?
Lucy Dacus : Oui, quand j’écris une chanson je ne suis pas toujours totalement consciente de ce que cela signifie avant d’avoir terminé. Ensuite je peux la regarder et j’essaie de déterminer d’où telle ou telle idée est arrivée dans mon cerveau, quel élément de ma vie a inspiré un morceau. Donc c’est assez inconscient, je trouve les mots pour exprimer des choses qui ont pu se passer il y a des années.
J’avais lu que tu avais été adoptée, cela a-t-il eu une influence sur ton écriture, bien que tu n’en parles pas directement ?
Lucy Dacus : Oui, ça a eu une influence. Ma mère a été adoptée elle aussi donc elle était très douée pour m’expliquer tout ça, elle me disait « ta mère naturelle ne pouvait pas t’offrir une belle vie, et nous le voulions ». En gros elle me disait que ma vie avait beaucoup de valeur, qu’ils avaient voulu m’avoir et que cela leur avait pris beaucoup d’efforts pour pouvoir me donner une belle vie. Je pense que tout cela a beaucoup influencé ma façon de penser, que ce soit dans mes chansons ou simplement dans la façon dont j’aborde les gens.
« Map On A Wall » est une très longue chanson, qui semble aussi très personnelle, fut-elle difficile à composer ?
Lucy Dacus : Je ne pense pas, parce que je ne m’attendais pas à ce que qui que ce soit l’écoute. Quand tu écris pour toi-même c’est facile, partager c’est la partie la plus difficile. C’est personnel mais je ne m’attends pas à ce que des gens s’y identifient forcément parce qu’elle l’est surtout pour moi.
« I Don’t Wanna Be Funny Anymore » est la première chanson que j’ai découverte, comme beaucoup de gens, de quoi parle-t-elle ?
Lucy Dacus : Les paroles expliquent plutôt bien la chanson en disant « je ne veux plus être drôle, je ne veux plus entrer dans ce moule que les gens ont préparé pour moi ». Je me sentais beaucoup ainsi au collège, un âge où beaucoup de personnes forment leur identité et décident qui ils veulent être. C’était une période difficile parce que les enfants ne savent pas combien ils peuvent être cool, beaucoup de mes amis à cet âge-là étaient plutôt cool ! Et quand je regarde en arrière je me demande pourquoi on était si maladroits, pourquoi on ne pouvait pas parler plus honnêtement, pourquoi étais-je celle qui était drôle alors que j’avais envie d’être tellement plus que ça ? Donc cette chanson repose sur les pensées que j’avais alors, 6 à 8 ans avant de l’avoir écrite en fait.
Comme tu as fait des études de cinéma, y-a-t-il des artistes au-delà de la musique qui t’ont influencée dans ton travail ?
Lucy Dacus : Oui, je trouve qu’en tant qu’artiste, quand tu as quelque chose à dire, il ne faut pas se limiter à une seule forme d’art, il faut faire passer ton message de toutes les façons possibles, parce que tout le monde n’aime pas la musique, ni le cinéma, ni les beaux-arts. J’admire vraiment les artistes qui parviennent à exploiter toutes ces formes d’art. Agnès Varda est l’une de mes réalisatrices préférées, on la connaît pour ses films mais elle est aussi écrivaine, sculptrice. Fellini m’inspire aussi beaucoup, il a fait « Amarcord » qui parle en gros de son enfance. Ses films sont très honnêtes, il sait capturer cet espace où les gens ne sont pas confiants, quand ils ne savent pas qui ils sont ou ce qu’ils doivent faire. Je n’écris pas sur ses films, mais s’inspirer de tels maîtres pour parler d’émotions et des moments difficiles m’a appris à m’exprimer de la même manière.
Tu as beaucoup tourné avec ton groupe sur une période très courte, quel est ton meilleur souvenir jusqu’ici ?
Lucy Dacus : Il y en a tellement ! Le premier qui me vient à l’esprit n’est pas forcément le meilleur mais l’un des meilleurs. Nous n’étions pas en train de jouer en concert, mais c’était sur le chemin vers Lollapalooza à Chicago. C’était une très longue route en voiture, nous nous sommes arrêtés à Idaho, qui est un état que personne ne connaît aux US. Là-bas nous avons pris une chambre à la montagne. Ils avaient des bateaux et tu pouvais aller sur la rivière, rester éveillé et regarder les étoiles, prendre le petit déjeuner près du feu le matin suivant. A ce moment-là je me suis dit « je suis au travail en ce moment, en tournée, et mon travail c’est ça : voyager avec mes amis, voir le monde, faire de la musique, et de temps en temps découvrir des lieux magnifiques et inattendus ». C’était un moment vraiment profond pour moi.
Après tout ce temps avec ton groupe, te considères-tu comme une artiste solo, ou un groupe ?
Lucy Dacus : Un groupe, ça ne fait aucun doute, même s’il porte mon nom. C’est ainsi parce que j’ai commencé en solo, mais je me sens beaucoup mieux en faisant partie d’un groupe, les chansons sont plus intéressantes et ma vie avec eux est aussi plus intéressante. Ils sont super, et si je voyageais seule ce serait une expérience totalement différente. Faire tout ça ensemble rend cette expérience beaucoup plus enrichissante.
Et as-tu des regrets d’avoir mis de côté tes études cinématographiques ?
Lucy Dacus : Je n’ai pas de regrets parce qu’on ne sait pas combien de temps tout cela va durer. J’aimerais faire de la musique pour toujours mais beaucoup de carrières ne durent pas plus de 4 ou 5 ans. Tu es à la mode et puis tout ça change alors que tu continues à faire la même musique. Mais ce n’est pas grave, la culture évolue ainsi, même si c’est aujourd’hui plus rapide qu’auparavant. J’aimerais faire ça pour toujours mais je ne sais pas ce qui se passera, rien n’est acquis. Et après ça, s’il y a un après, ça ne me pose aucun problème de revenir à la réalisation. L’édition aussi m’intéresse parce que je connais beaucoup de très bons écrivains et j’aimerais pouvoir les aider à publier leur travail. Je pourrais aussi démarrer un label, parce que je connais aussi plein de musiciens à qui j’aimerais donner un coup de pouce et offrir les opportunités que j’ai eues. Il y a vraiment beaucoup à faire !
Puisque tu as étudié la réalisation, t’es-tu impliquée dans la réalisation de ton clip ?
Lucy Dacus : Oui, nous avons juste un clip pour le moment (« I Don’t Wanna be Funny Anymore », ndlr) et c’était difficile pour moi de ne pas être la réalisatrice et de tout diriger. Hunter Brumfield l’a réalisé, c’est un ami à moi et il a fait du très bon travail. C’était une bonne expérience d’apprendre à faire confiance à quelqu’un d’autre, je ne peux pas tout faire moi-même. J’aimerais bien, parce que tout serait exactement comme je le désire, mais il a fait du super boulot.
J’ai lu que tu avais déjà écrit pas mal de chansons pour ton nouvel album ?
Lucy Dacus : Oui, je crois que nous avons probablement fait assez de chansons pour deux autres albums ! Il y a pas mal de chansons du futur album que nous jouons déjà en concert. Je suis très excitée parce que j’écris différemment maintenant. Quand j’ai commencé seule je ne pensais qu’à la guitare et à la voix, et maintenant je me dis « oh ! la batterie va arriver ici ! » J’entends la ligne de basse, et peut-être ajoutera-t-on des violons ou des cuivres. Les chansons seront bien plus riches et je jouerai un rôle plus important dans la production et les arrangements. Je ressens cependant plus de pression que pour « No Burden » parce que nous avons un label et nous savons que l’album bénéficiera d’une sortie plus globale, donc il y a plus de choses à prendre en considération.
Propors recueillis à Paris, le mercredi 26 octobre 2016
Un grand merci à Lucy Dacus, Sébastien Bollet pour avoir rendue cette interview possible, ainsi qu’à toute l’équipe de Beggars France.
Pour plus d’infos :
Lire la chronique de « No Burden » (2016)
La Mécanique Ondulatoire, Paris, mercredi 26 octobre 2016 : galerie photos
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Crédits photos : Dustin Condren